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Brovès : un village sacrifié (suite)

 


Un mois passe. Alors que, déjà, l'armée a fait une entrée remarquée sur le plateau de Canjuers, la dernière famille de Chardan doit être expulsée, bien que la maison qui doit la recevoir n'ait pas encore de fenêtre ni de toit... Lorsque le camion chargé de toutes leurs peines et de toute leur misère s'engage enfin dans le chemin... Chardan, hameau charmant perdu parmi les prés et la lavandes, est livré aux tirs des canons.
Il n'est plus qu'un no man's land.
Le mardi 20 mai 1972, un groupe de jeunes appelés entre dans Chardan. Leur mission est d'inspecter et de nettoyer chaque remise, chaque bergerie, chaque maison... Il n'y a guère d'ouvrage, quelques tas de vieux journaux, quelques meubles vétustes et, sur le sol des bergeries, des crottes de moutons. Les jeunes gens vont et viennent, riant haut et jurant fort pour ne pas laisser entrevoir leur émotion. Dans une maison, soudain, ils découvrent une inscription :
"Adieu notre Chardan, notre vieille ferme où nous avons passé une si belle enfance. tu resteras pour nous la terre de nos arrières-grands-parents, la terre de nos trisaïeux, le coin aimé, le plus beau de tout le Haut-Var".
Suivent sept prénoms tracés par des mains d'enfants.
Dans une autre pièce, au-dessus de la cheminée, dans un vieux cadre, il y a la photo de deux soldats de la guerre 14-18. Deux inscriptions entourent les portraits :
- Soldats, cette maison était la leur. Frères jumeaux, ils sont morts pour la France. Puisse leur patriotisme stimuler le vôtre !
En face, sur l'autre mur, est écrit en lettres capitales :
- Au ministère des armées qui nous a chassé de cette maison et de nos terres, nous demandons de laisser la photo de ces braves en souvenir de nous tous.
Ils ne vous gêneront pas pour les grandes manoeuvres...
Sur le mur d'une autre chambre on peut lire :
- Ici dormait notre petit Claude
Le soir venu, les jeunes appelés, ... larmes aux yeux, silence au lèvres, remontent dans leur camion.


A Brovès

Une autre année passe... Les Brovèsiens se préparent à partir mais ils se disent encore que ça ne peut pas arriver... Ils sont pourtant obligés de vendre. Ils vendent les derniers, dans les plus mauvaises conditions : 0,1 francs le mètre carré de forêt, de 0,50 à 10 francs, s'il s'agit de prés ou de landes. Quelques milliers de francs pour leur grande et belle maison.
[...] Le 7 juin 1974, à six heures du matin, une jeep traverse Brovès. Officier et sous officiers chargés de veiller au bon ordre de l'expulsion, en descendent. Ils n'ont sans doute pas le coeur bien gai mais ils obéissent aux ordres. Suivent cinquante camions et une grue prévus pour ceux qui n'ont pas de moyen de transport. Un flot de jeunes soldats se répand dans la grand rue, va vers La Pié, vers le Duc, passe le pont qui enjambe la petite rivière, envahit le quartier des Georges.
A huit heures, un agent de l'EDF coupe l'électricité tandis qu'un sous-officier s'en va fermer l'eau à l'aide d'une chaîne et d'un cadenas.
Face aux militaires, hors de lui, un ancien, gueule sa colère :
- Jamais je ne partirai d'ici !
Suit un chapelet d'injures dites en provençal.
[...] Une femme s'en va trouver l'officier et lui demande :
- Je peux emmener mon évier ?
Elle explique que c'est son grand-père qui a creusé dans un rocher du bord de la Bruyère cet évier grand comme une table. Elle explique encore que quatre hommes ont été nécessaires pour le ramener jusqu'au village.
On lui répond :
- Vous devez tout laisser sur place. On vous a acheté vos maisons telles qu'elles sont.



[...] Un matin du printemps 2004, j'arrivais à Brovès, perdu dans les prés entrecoupés de pierres blanches. Maisons vides, celles de la grand rue, celles du Duc, celles de la Pié comme celle des Georges.
Église dévastée, détruite comme après un bombardement. Portes béantes. Bergeries désertes. Volets battants au vent. Plus de toit ni de fenêtres, murs délabrés, silence. Lavoir désert, l'eau coule et s'en va. Plus de cimetière, tristesse. Une route militaire passe à l'endroit où jadis reposaient les morts. Plus de muret, plus de fontaine, plus de mémoire, indécence. Envolées les lourdes pierres qui paraient de leur beauté le muret de la place... un muret fait pour être éternel... Sans doute vendu à l'encan...
J'entre alors dans les maisons. Maisons sans charpente ni tuiles vieillies par le temps... Les pilleurs sont passées par là. J'entrais alors dans des pièces superbes, aux proportions étonnantes, à l'allure élégante : plus de cheminées, plus de portes sculptées, plus d'éviers creusés dans la pierre, parfois même plus de belles dalles au sol ni de poutres aux plafonds. Qui a pillé Brovès de toute sa richesse ? Des milliers de tuiles anciennes, des pierres de muret ne se glissent pas dans une poche...
Un matin d'hiver 2005, j'entrais dans Chardan. Plus de tuiles, pas même de tôle de platique rouge pour faire semblant. Planchers effondrés. Plus de plâtre sur les murs, pierres à vif, plus d'inscriptions... Plus de mémoire. Graffitis de bidasses ici et là. Boîtes de conserves dans les mangeoires. Crottes de moutons. Forêt ciblée et abattue par les obus des canons. Champs où dorment de vieux tanks. Puits millénaires écroulés. lavoir presque enterré.
... Lorsque, en 1974, Lucette quitte Brovès, elle a vingt trois ans. Elle a en sa possession une carte d'identité sur laquelle est marqué :
"Née à brovès, département du Var". Dix ans plus tard, elle veut refaire faire sa carte. On la lui refait, elle y jette un oeil. Il est marqué :
"Née à Seillans, département du Var".
Elle proteste :
- Mais je ne suis pas née à Seillans !
- Brovès n'existe plus, il n'a plus d'existence légale.
- N'empêche que quand je suis née, il existait bel et bien et il existe encore maintenant !
- Que voulez-vous que je vous dise. C'est comme ça !
La même chose arrive à Yvon. Lorsqu'on lui remet sa nouvelle carte d'identité avec, écrit dessus, né à Seillans, il la jette en travers de la table de la préposée municipale en disant :
- Maï, qu'es aquello salouparié ? N'en vouali pas d'aquelo carto, sièu neissu à Brovès, dins moun oustau ! (Mais, qu'est-ce que c'est que cette saloperie ? Je n'en veux pas de cette carte, je suis né à Brovès, dans ma maison !).
Puis il tourne les talons. Il revient quelques secondes plus tard pour ajouter d'une voix tonnante :
- Gardi la vieio, la mieuno, pas maï de conte ! Poudès la manda ei bourdiho aquelo e, vé, n'en poudès vous tourca lou darnié. Que crento, mi voulès leva la vido encaro un coup ? (Je garde la vieille, la mienne, un point c'est tout. Celle-là, vous pouvez la mettre à la poubelle et, même, vous en torcher le derrière. Quelle honte, vous voulez me faire mourir encore une fois ?).

Epilogue

Le temps a passé, et cependant, les expulsés du polygone militaire de Canjures n'ont toujours pas fait leur deuil de la perte de leurs terres mais, aussi et surtout, de leurs maisons. On ne peut pas faire son deuil de quelque chose qu'on ne comprend pas. Ils ne comprennent et n'acceptent pas parce qu'il leur semble que la perte de leur village n'a servi à rien. Que ce ne fut qu'un caprice d'une poignée d'hommes, que la folie d'un seul peut-être, que la folie d'un moment. Leur sacrifice, disent-ils, n'a aucun sens. Qu'on leur prenne leurs terres pour faire un camp militaire, soit, mais pourquoi leur village puisque, à cet endroit, le camp ne sert à rien. Périmètre de sécurité ? Brovès est situé à l'extrémité de l'emprise militaire. A cent mètres passe la route départementale sur laquelle vont et viennent des tas de gens. au-dessus de ses toits, passent et repassent des planeurs.
En quarante ans, aucun obus n'est tombé dans les parages.
[...] Depuis ce drame, des cinquante neuf habitants qui sont restés jusqu'au bout, il n'en reste qu'une poignée de vivants. Et il faut enlever tous ceux qui étaient, à cette époque, enfants et adolescents.
... Des quatre vingt cinq habitants qu'il y avait en 1963, sept sont morts avant d'être obligés de quitter leur village, sans doute plus tôt qu'ils l'auraient fait s'il n'y avait pas eu le chagrin de devoir abandonner leur maison. D'autres possédaient d'autres terres dans les alentours et sont allés s'installer un peu plus loin, ceux-là sont bergers comme avant.
... Quant aux autres, ceux qui étaient déjà hommes et femmes en 1963, je les ai rencontrés et j'ai entendu leur histoire. Quand ils parlent de leur village, c'est avec passion. Lorsqu'ils ouvrent leur album de photos, leurs mains tremblent. J'ai rencontré leurs yeux et je peux vous dire que les larmes y coulent en permanence... Ils resteront estropiés du coeur toute leur vie durant.
              

                                                                                              


 
 
Le village de Brovès aujourd'hui.
Diaporama fait avec des photographies trouvées sur internet (broves.blogspot)

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